Le problème de l’auteur

Mais cette guerre dure depuis le début de l’histoire et les hommes n’ont toujours pas remporté la victoire. La vermine n’a pas été éliminée, elle continue d’aller et venir fièrement sur la terre et son nombre n’est pas forcément moindre qu’avant l’apparition des hommes. En considérant les humains comme de la vermine, les Trisolariens semblent avoir oublié quelque chose : personne n’a jamais triomphé de la vermine.

Peut-on dissocier l’œuvre de l’artiste ? Premier lauréat chinois du prix Hugo, Liu Cixin aborde ouvertement les excès des « séances de lutte » et le massacre de la place Tian’anmen, mais soutient aussi le génocide culturel et la répression des Ouïghours. Cela colore nécessairement la lecture d’une trilogie dans laquelle les humains sont traités d’insectes répugnants par une sage civilisation extraterrestre représentée par une androïde déguisée en geisha. Le sous-texte ne pourrait pas être moins subtil — il faut battre le Japon expansionniste qui menace de débarquer une nouvelle fois dans une Chine, par un renversement pathologique de la charge coloniale, s’étend sur la planète entière.

Et pourtant.

Le problème à trois corps est un monument de 2 000 pages courant sur 18 millions d’années qui se lit d’une traite, plus le rythme s’accélère et plus la lecture est passionnante, la fin est inéluctable et pourtant surprend. Liu célèbre les découvertes scientifiques comme d’autres vénèrent des œuvres d’art, mais ce chef-d’œuvre de hard SF ne se lit jamais comme un manuel, ou alors comme un manuel de philosophie plutôt que de physique. Sa morale n’est pas seulement pessimiste, elle est absolument nihiliste, mais les dernières pages de La mort immortelle laissent le sourire aux lèvres, parce que la cruauté de l’Univers est magnifique.

La série diffusée sur Netflix suscite la controverse en Chine, où le service de streaming n’est pas censé être disponible, contrairement à Tencent qui vient de livrer sa propre interprétation. Accompagnés par Alexander Woo, David Benioff et D. B. Weiss livrent un nouveau Trône de fer, une réinterprétation plutôt qu’une adaptation, de la part de lecteurs qui sont aussi et peut-être surtout des auteurs. Le problème à trois corps (le livre) peut défier l’entendement parce que le nôtre, de corps, est capable de ressentir les nœuds de l’intrigue au plus profond de ses cellules. Le problème à trois corps (la série) doit être nécessairement simplifiée parce que l’écran du téléviseur est d’une platitude déprimante.

C’est décidément un problème de dimension. Les personnages de Liu en manquent souvent, mais Wang Miao, Cheng Xin et Luo Ji sont mélangés pour former la « bande des cinq d’Oxford » qui coche toutes les cases de la diversité caricaturale1. Woo, Benioff et Weiss avancent au pas de charge, la première saison n’est pas finie que La forêt sombre commence déjà, mais il ne manque aucune des scènes les plus emblématiques du premier tome (les communications de Ye Wenjie bien sûr, la première manifestation des Trisolariens, le destin du Jugement dernier, l’apparition d’Intellectra…).

Puissance des images : la première scène, la mort du père de Ye Wenjie à coup de ceinturon, est infiniment moins soutenable à l’écran que sur le papier. Déception des images : il est impossible de représenter les dimensions supplémentaires, mais les réalisateurs essayent quand même, et c’est beaucoup moins réussi que dans ma tête. Netflix démontre toutes ses capacités cinématographiques dans les scènes épiques du monde trisolarien virtuel, mais aussi toutes ses lacunes lorsque les modèles 3D semblent bâclés par manque de budget ou de temps (c’est-à-dire de budget).

La série rend le roman digestible, mais je ne suis pas certain que cela fasse complètement passer la pilule. Le projet de Liu ne peut pas être complètement gommé, parce que ce n’est pas une question de pays ni d’ethnie, mais d’idéologie. « Personne n’a jamais triomphé de la vermine », écrit-il, mais il promeut un projet ouvertement suprémaciste. Son technoptimisme panoptique et son virilisme affirmé, justifiés par un utilitarisme aliénant, ne sont rien d’autre qu’une manifestation littéraire de la doctrine politique de Xi Jinping. Cinq étoiles (du drapeau chinois).

Notes

C’était un autre aspect de la technologie moderne que peu de gens avaient autrefois imaginé pour le futur : l’aptitude à se passer d’équipements. Cette tendance commençait tout juste à toucher la Terre, mais c’était déjà un fondement structurel du monde plus avancé des flottes spatiales. Ici, tout était simple et vide. On ne voyait presque aucune installation, mais on pouvait les faire apparaître n’importe où quand cela était nécessaire. Après avoir été rendu complexe par la technologie, le monde revenait maintenant à une certaine simplicité, même si la technologie restait cachée derrière les apparences de la réalité.
Nous savons que l’Univers observable possède un rayon de quarante-six milliards d’années-lumière et qu’il est en expansion continue. Cependant, la lumière ne parcourt que trois cent mille kilomètres par seconde, elle est terriblement lente. Cela signifie que la lumière ne peut jamais se rendre d’un bout à l’autre de l’Univers. Comme rien n’est plus rapide que la vitesse de la lumière, aucune information ni aucune force motrice générée à une extrémité de l’Univers n’atteindra jamais l’autre extrémité. Si l’Univers était un individu, ce serait comme si aucun message nerveux ne pouvait jamais être transmis d’un bout à l’autre de son corps. Le cerveau ignorerait l’existence des membres, et les membres celle du cerveau. En réalité, chaque membre ignorerait même l’existence des autres membres. Ne tenons-nous pas là la définition d’un paraplégique ? Je pourrais même utiliser une autre image, encore plus terrifiante : l’Univers est un cadavre en expansion.
Je me suis réveillé à l’Ère de la Dissuasion. J’ai d’abord cru que je m’étais réincarné, puis j’ai compris que l’éternité, ça n’existait pas. La mort m’attendait juste un peu plus loin… Cette nuit où j’ai eu fini de construire mon phare, quand je l’ai regardé au loin briller sur la mer, tout est soudain devenu clair : la mort est le seul phare qui reste à jamais allumé. Peu importe où tu navigues, tu finis toujours par te rendre dans la direction qu’il t’indique. Tout a une fin. Seule la Mort est immortelle.

  1. Le « problème » de la parité du groupe est même résolu après quelques épisodes ! ↩︎